Philo-Lieu. La Broc’angerie et le bateau de Thésée. 27 avril 2023

[Actualité publiée le : 30 Avr, 2023]

« Avec quoi, tu repars ? », « Un sucrier ! Et toi ? », « Un diffuseur d’arômes ! »  Nous rions toutes deux. En général, à la fin d’un atelier de philosophie, on repart assurément avec une perception, une compréhension, un savoir et peut-être même, une nouvelle question ou un étonnement qui nous accompagnera encore longtemps mais on espère surtout obtenir une ou des réponses à nos questions ! Cette fois-ci, on repartira avec deux objets matériels qui vont mener des vies dans d’autres lieux. Mais, au-delà de cet amusement, qu’avons-nous pensé philosophiquement de la Broc’angerie ? Philosopher à partir des lieux, est-il possible ? Quelles réponses avons-nous obtenu ?

La Broc’angerie est une brocante et un salon de thé et pâtisseries maison. Ouverte depuis 18 mois, elle situe 10 rue Gambetta, au Mans. La gérante Carole Leturcq a accepté de mettre à disposition ce lieu pour expérimenter le dispositif Philo-Lieu. La seule discutante est une habituée. Elle aime ce lieu nouvellement proposé en centre ville du Mans. Elle est aussi animatrice d’ateliers de philosophie. Elle vient à cet atelier par curiosité. Dehors, un rideau de pluie s’abat. Pendant plus d’une heure et demie, entourées de bois, de tissus et de porcelaine, nous déroulons notre discussion à visée philosophique accompagnée d’un thé bergamote et d’un chocolat chaud.

Nous avons identifié principalement les effets du lieu sur nos propres perceptions et projections. Nos propositions se sont étayées de la lecture à voix haute du mythe du bateau de Thésée, issu de l’ouvrage de Michel Tozzi « Débattre avec les enfants à partir de mythes » puis nous avons écrit ensemble les questions philosophiques qui nous paraissait la plus importante par rapport à ce lieu et par rapport au dispositif Philo-Lieu. Pouvoir repartir avec de nouvelles questions est le signe d’un atelier de philosophie réussi.

Nous avons défini La Broc’angerie, comme un lieu de mémoire, lieu de permanence et de mouvement, lieu de plaisir des sens, lieu de quête d’identité de soi, lieu de projection et d’imagination, lieu accessible. Nous avons convenu que le mythe du Bateau de Thésée peut y être associé. Sommes-nous toujours le même alors même que nous changeons d’endroit, de fonction, de vêtements, de mobiliers, de vie, etc ? Le lieu influence-t’il toujours une réflexion philosophique ?

C’est un lieu de plaisir qui met en lien le plaisir de la mémoire alors que la mémoire est souvent posée comme droit ou devoir, d’un point de vue politique ou psychologique ; une injonction ou une nécessité Ici, même si nous sommes dans un lieu de mémoire collectif et personnel, cette mémoire est celle du plaisir des sens retrouvés. Par exemple, toucher un poudrier d’argent, sentir l’odeur des grains de poudre restants et se retrouver en pensée avec l’arrière grand-mère Suzanne. C’est un lieu « Madeleine de Proust » mais la madeleine de Proust n’est pas un principe philosophique. Elle est du ressort psycho-cognitif. Nous retenons que la mémoire est un plaisir.

C’est un lieu de mouvement. Très souvent les objets changent. On vient voir ce qu’il y a de nouveau, peut-être pour avoir de nouveaux souvenirs. On vient d’abord s’enrichir de nos propres souvenirs. C’est accessible, on peut passer sans acheter, ni consommer mais les prix sont accessibles et on peut tout acheter : la tasse dans laquelle on a bu ou la chaise de son voisin. Il y a comme une liberté à chiner, à se remémorer, à partager des souvenirs avec la copine ou la mère avec qui on est venu. On oublie que c’est d’abord un lieu commercial. Nous retenons que le souvenir est mis en mouvement

C’est un lieu d’imagination. On peut contourner les objets, voir leur mise en scène. La scénographie est judicieuse. Chaque endroit est un petit théâtre. Ce n’est pas un dépôt vente ou une brocante classique. A ce moment, passe la gérante avec une grosse pomme verte entre les mains, disant gaiement : « ça y est, je sais où je vais la mettre ! » Contourner les objets, c ‘est prendre une liberté, donner de nouvelles possibilités à un objet, une seconde chance, une nouvelle espérance. Nous retenons que notre mémoire est source d’imagination.

C’est un lieu de permanence et de changement. Le temps y est permanent. On remarque que deux générations règnent : les années 1900/ 1930 et les années 60/90. La mémoire varie entre la tablée familiale, les vacances et les arrêts sur les bord de l’autoroute. Il permet de faire le deuil aussi entre le présent et le passé. Ce lieu nous procure du bien-être en nous fournissant des repères temporels. Nous retenons que la mémoire est aussi le présent.

C’est un lieu de quête d’identité de soi et de son chez-soi par la réactivition de la mémoire, par la recherche d’une mise en scène dans sa propre maison. On a accès ici à la mémoire sensorielle primitive, celle de la cueillette, de la chasse, de la pèche par le corps, le geste, la vue, l’odorat, le toucher. Tous nos sens sont mis en éveil. Nos sens éveillés nous mettent en lien avec quelqu’un. C’est un lieu qui relie les gens. Cela rappelle la vie de famille, notre identité familiale, notre identité personnelle aussi. Nous retenons que la mémoire est identité.

C’est un lieu où le mythe bateau de Thésée a sa place. Ce lieu pourrait être une cale de bateau avec tous pleins de trésors à l’intérieur. En montant, à l’étage, on accèderait au pont. Permanence, changement, mémoire, identité. Sommes-nous toujours les mêmes avec ou sans souvenirs, avec ou sans le même mobilier ? Puis, nous extrapolons notre questionnement sur d’autres brocantes, d’autres salons de thé, d’autres lieux… Le lieu influence-t’il toujours une réflexion philosophique ? Le lieu peut-il être proposé comme expérience de pensée ? Un atelier philo peut-il devenir une consultation philosophique ? Des ateliers philo peuvent-ils être réalisés régulièrement à la Broc’angerie ? Ces questions seront expérimentées ultérieurement dans ce lieu et dans d’autres lieux, en lycée professionnel et en EPHAD, à partir du Bateau de Thésée et à partir de nouveaux lieux, par exemple : La maison des abeilles à Pruillé-le-Chétif, le verger La Touche Guilmet à Ségrie.

Médiation, rédaction, photographie : Nathalie Buchot.

S’étonner, s’émerveiller, s’interroger, se questionner à partir d’un lieu. L’atelier Philo-Lieu propose de philosopher, non pas à partir d’un récit, un mythe philosophique (Philo-Livres), une oeuvre d’art (Philo-Art), une pièce de théâtre (Théâtre-Philo), une activité de sophrologie (Sophro-Philo) mais à partir d’un lieu (Philo-Lieu). Le lieu est ici offert comme récit philosophique. La méthode d’animation est la même. Nous décrivons le lieu. Nous l’interprétons, nous le racontons : Que nous raconte-t-il?  Que nous évoque-t’il ? Qu’éprouvons-nous ? Quelles questions philosophiques peuvent s’y cacher ? Quelle question philosophique choisissons-nous ? Pourquoi nous parait-elle importante ? Ainsi, nous passons ensemble les principales étapes du raisonnement philosophique : définir, problématiser, argumenter, synthétiser.